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Aurore Clément sur Chantal Akerman “Je suis sortie du film « Je, tu, il, elle » en larmes, puis j'ai dit : « Chantal, je veux travailler avec vous. » Elle m'a répondu : « Moi aussi. »”

  • Emma Ramanoel, Matéo Bernard
  • 5 févr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 févr.

Nous avons eu le privilège de rencontrer Aurore Clément dans le cadre d’un ciné-club autour du film “Les rendez-vous d’Anna” de Chantal Akerman (1978). Notamment connu pour avoir joué dans la director’s cut d’ “Apocalypse Now”, ainsi que dans “Paris Texas” de Wim Wenders (1984), Aurore Clément joue aussi pour un cinéma plus confidentiel comme “Lacombe Lucien” de Louis Malle (1974) ou encore “Caro Michele” de Mario Monicelli (1976). Dans cet entretien, nous nous sommes focalisés sur sa collaboration avec Chantal Akerman et sur son jeu dans “Les Rendez-vous d’Anna”. 


Aurore Clément (à droite) et Chantal Akerman (à gauche)
Aurore Clément (à droite) et Chantal Akerman (à gauche)

Septième : Comment avez-vous rencontré Chantal Akerman ?


Aurore Clément : J’ai rencontré Chantal Akerman à Rome. Je terminais un film avec Mario Monicelli (Caro Michele, 1976) dans lequel jouait aussi Delphine Seyrig (Jeanne Dielman dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1976) et je crois que c’est Delphine qui a parlé de moi à Chantal Akerman, elle lui a dit qu’elle devait me rencontrer.


J’ai terminé ce film, j’étais dans mon appartement, Chantal Akerman est venue le matin et je garde cette image inoubliable : j’étais vetue d’une robe jaune, elle m’a regardé et m’a dit : “Non, vous n’ếtes pas faite pour mon rôle, vous êtes trop mignonne”. Bon, c’est comme ça ! Et très gentiment, elle m’a dit “Mais est ce que je pourrais rester dans cet appartement ?” (Aurore Clément rit) Elle est restée jusqu’au lendemain matin. Elle a fini par me dire qu’elle me rappellerait peut-être un jour. C’était une rencontre très simple, très gentille, elle comme moi.


Le temps a passé, j’ai fais des tas de choses, et un an après, elle est revenue en me disant que, si je le voulais, le rôle était à moi. J'ai répondu : « Oui, d'accord. ».


Mais il y avait une condition. Chantal m'a dit : « Vous allez venir avec moi à Saint-Germain-des-Prés, au cinéma Saint-André-des-Arts. Je vais m'asseoir dans un café, et vous irez voir mon film “Je, tu, il, elle” . Ensuite, à mon avis, vous me direz que vous ne voulez pas travailler avec moi. » J'ai accepté la condition. Je suis sortie du film Je, tu, il, elle en larmes, puis j'ai dit : « Chantal, je veux travailler avec vous. » Elle m'a répondu : « Moi aussi. »


On a commencé notre collaboration très simplement. Je ne me suis pas posé de questions, je n'ai pas eu peur. C'était étrange, parce que les rencontres avec les autres metteurs en scène ne se passaient pas comme ça : c'était plus professionnel. Avec Chantal, c'était très simple. Je savais que c'était ce cinéma-là qui me plaisait.


On a commencé à travailler avec Chantal, mais pas comme on pourrait l'imaginer : pas sur un scénario,. On ne travaillait pas vraiment sur l'acteur ; avec Chantal, ce n'était pas ça le truc. Elle ne voulait pas de ça : on passait par d'autres procédés.


Par exemple, quand on commence à penser à un personnage (enfin, moi, je n'y crois pas tellement), le personnage et la personne (l'acteur) se mélangent. Chantal pensait la même chose. Avec elle on commençait toujours par les pieds : par la façon de marcher et par la hauteur de la paire de chaussures. Ça me rappelait la façon de faire des magazines de mode, lorsque je travaillais pour eux. Chantal avait compris que l'important, c'était le corps.


Septième : C’est vrai, et on le voit dans Les Rendez-vous d’Anna, on vous voit souvent marcher, de dos. Comment jouer dos aux spectateurs, dos à la caméra ?


A.C: Ça ne change rien ! Parce qu'on est dedans. Comme je le disais, le travail était surtout sur la façon de marcher. Avec Chantal, nous sommes allées chez le marchand de chaussures : nous avons fait trente magasins de chaussures, peut-être même plus. Elle était assise, et moi, je marchais. Elle me regardait en disant : « Non, ce n'est pas ça, ça ne va pas. » Elle ne précisait pas pourquoi. Un jour, nous avons trouvé la bonne paire. Chantal m'a dit : « Le bruit de ces talons, c'est le bruit de l'Europe qui se construit. C'est le bruit de l'Allemagne, de l'Allemagne nazie, c'est la fin de la guerre. » C'était le son exact qu'elle voulait.


Septième: Le rapport à la guerre et aux souvenirs de celle-ci est un thème récurrent chez Akerman. Ses récits font échos à l’histoire de sa mère rescapée des camps, et le rapport à la mère est très présent. Il y a toujours une dimension autobiographique et notamment dans Les Rendez-vous d’Anna où vous incarnez une cinéaste. Comment avez-vous appréhendé le rôle qui pourrait être perçu comme le miroir de Chantal Akerman ?


A.C: Je ne me suis pas posée ces questions là. Pas avec Chantal. Elle m’a souvent répété une chose : “Pas de psychologie Aurore.


Pour Les Rendez-vous d’Anna, c’était une cinéaste dans une écoute attentive des autres. Elle est un peu absente. Le rapport à la mère et à sa correspondante italienne s'entremêle. Il y a beaucoup de méandres dans l’écriture de Chantal. Les Rendez-vous d’Anna c’est un travail entre le silence et la parole. C’est souvent le rapport entre deux femmes. Elles se parlent très peu, mais le “très peu” doit être comme de la musique, il doit être ponctué. Et Chantal écrivait au point virgule près. L’important c’était de jouer, de s’approprier ce rôle très écrit. Chacun et chacune à son secret. C’est de l’ordre de l’intime. Parfois notre jeu nous échappe totalement, nous avons du mal à le saisir. Ce sont des choses qui nous dépassent. 


Certains films dans lesquels nous avons joués, nous sommes contents de les quitter, pour d’autres, c’est eux qui nous quittent. Certains restent. Les Rendez-vous d'Anna en fait partie. Ce film est resté en moi particulièrement longtemps.



Septième : Cette rencontre avec Chantal Akerman a-t-elle changé ou fait évoluer votre vision du cinéma ou celle de votre métier ?


A.C: Oui et non. Parce que je savais que c’était ce genre de cinéma dans lequel je me sentais à l’aise.


Je retiens sa morale de la forme, tout comme Godard, Rohmer et toute cette Nouvelle Vague. D’ailleurs, les Rendez-vous d’Anna a été très mal reçu par la critique, je n’ai pas travaillé pendant quelques années à cause de ça. Les spectateurs ont haï le film. C’est plus tard qu’on l’a reconnu, cela a pris beaucoup de temps. Chantal m'avait d’ailleurs prévenu de ne pas assister à la projection du film au festival de Paris. Naïve, j’y suis quand même allée. Lors de la scène où Anna chante dans la chambre d’hôtel, les gens se sont mis à hurler de colère. A la fin de la projection, les gens se sont levés pour me battre, le journaliste à côté a mis son manteau sur moi et nous sommes sortis de la salle. Chantal et Delphine Seyrig m'attendaient dehors. J’étais en larmes et j’ai compris les mises en garde de Chantal. J’ai compris qu’il fallait passer par ce genre de moment.


Mais je retiens surtout une belle amitié. On délimitait l’amitié et nos collaborations, mais la confiance restait toujours. Parfois, elle m’appelait tard le soir pour tourner quelque chose. Ces choses là ont sûrement été perdues.  


Propos recueillis par Emma Ramanoel et Matéo Bernard

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