Bertrand Mandico: "J’ai envie que le spectateur adhère totalement à l’univers que je lui propose et en même temps je ne vais pas lui cacher que je fais du cinéma"
- Agathe Mariani Le Courtès, Bassem Branine
- 27 févr. 2024
- 15 min de lecture
Nous avons eu le privilège de rencontrer Bertrand Mandico chez lui pour discuter de ses films, notamment son dernier opus, Conann, sorti en novembre dernier et présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes l'année précédente.
Le Septième: En regardant vos films, j’ai pu remarquer que vous apportiez une importance à la position et au regard du spectateur à travers diverses déstabilisations - je pense à Boro in the Box et la déstabilisation du discours par l’image, notamment à travers la métaphore de l’oiseau - qui immergent le spectateur dans un contrat avec l’univers de vos films, une sorte de pacte poétique qui joue avec le processus intellectuel de celui qui regarde. Comment envisagez-vous la position et le regard du spectateur face à un film, plus particulièrement dans vos films?
Bertrand Mandico : J’ai envie que le spectateur adhère totalement à l’univers que je lui propose et en même temps je ne vais pas lui cacher que je fais du cinéma ; l’artificialité du processus. Vous parliez de pacte et c’est ça : très rapidement poser les règles et faire en sorte que le spectateur plonge à l’intérieur, soit submergé par ce que je lui propose : qu’il ne se pose pas de questions inutiles, se laisse prendre comme une rivière qui coulerait assez rapidement et qu’il prenne le spectateur qui se laisse porter. Donc il y a cette idée de très, très vite donner pour que le spectateur puisse lâcher prise après.
S: Dans Conann, il semble y avoir une réappropriation du processus de violence tel qu’on le voit dans l’art en général, c’est-à-dire une mise à distance de la violence afin de la juger d'une position qui se dit non-violente puisque non participative. Mais également, l’esthétisation ici ne rend pas la violence plus attirante ou plus supportable. Vous semblez dévoiler toute l’hypocrisie d’un tel processus autant dans les procédés sensoriels de votre cinéma - qui implique directement le spectateur - mais également par le biais des propos oralement tenus par les protagonistes. Comment avez-vous pensé la mise en scène de la violence dans Conann, mais surtout le rapport à un réalisme de la violence - qui en tant que tel ne semble pas tant résider dans l’aspect mimétique des actions, mais bien dans la nature humaine mise en scène dans le film à travers un esthétisme qui la pousse à son aspect le plus repoussant.
B.M: Oui, c'est-à-dire, qu’à la fois, je suis non violent et en même temps, il y a une part de fascination pour ça puisque la violence nous entoure, donc c’est un sujet malheureusement très actuel et indémodable. Mais là, je crois que ça atteint son paroxysme à notre époque et on est submergés de violence, de représentations de la violence puisque tout est filmé, tout est capté avec nos téléphones, avec des vidéos ; on a des images violentes en permanence… La violence a été comme plein de paliers dans l’histoire du cinéma. Alors oui, j’avais envie de me confronter frontalement à cette chose-là, de raconter l’histoire d’une barbare, de quelqu’un de violent, de peu recommandable et de travailler aussi sur l’idée d’une tragédie. Ça, ça renvoie au côté peut-être shakespearien, c’est sanguinolent, donc toute la figure des martyrs dans la peinture. Il y avait tout ça qui traversait le projet dans sa globalité et, effectivement, cette représentation de la violence qui, à la fois, passe par quelque chose d'esthétique, pour que ce soit supportable pour le spectateur, et en même temps qui ne doit pas se voiler la face par rapport à ce que l’on fait. Donc c’était cette espèce de dosage, comme ça, permanent, en étant toujours critique par rapport à ça, en disant : il n’y a pas de complaisance là-dedans, certes les volutes de sang ça peut être beau, mais c'est absolument dégueulasse et donc, il faut que ce soit tout le temps dit et marqué ; qu’il n’y ait pas d’ambiguïté par rapport à ça. Ce que je questionne par rapport à la violence, ou du moins par rapport au ressort dramatique lié à la violence, c’est la vengeance, par exemple. On voit bien que la vengeance est à l’origine de beaucoup de maux et quand elle est mise en scène dans des films, elle n’est pas remise en question par le cinéaste et le spectateur. Le spectateur ou la spectatrice accepte de voir un film où le moteur principal du personnage principal sera la vengeance. Donc, on passe par un martyr, on passe par quelque chose d’injuste peut-être au départ et, à partir de là, on est révolté parce que, plus c'est dégueulasse, plus on est révolté et à partir de là on admet la vengeance. On jubile avec le personnage qui va se venger. C’est tout le processus de la violence, et moi, c’est un truc qui me débecte.
S: C’est un peu le cinéma de Tarantino…
B.M: C’est tout le cinéma de Tarantino, et c’est aussi un peu simple de dire ça. C’est quand même un des gros monteurs de ses films. Mais tout le monde accepte ça et dit “formidable”. Le personnage se venge et ça fait partie des règles de l’art. Et non, je trouve que la vengeance il faut la remettre en question, il faut dérouter ce chemin de la vengeance et le questionner.
S: Dans votre entretien avec Philippe Azoury, vous avez évoqué une déshumanisation de Conann. Ce même processus chez Conann semble mener à un désir d’esthétisme de la barbarie chez elle qui finira en un banquet anthropophage et à une performance corporelle. Dans ce même entretien, vous dites que le barbarisme dont parle le film est la cruauté, l’opportunisme, etc. Toute cette barbarie se retrouve sous-jacente au désir de Conann et dans la motivation des pratiques artistiques dans le film et de leur mise en scène ; notamment le banquet et la performance. Dans cette perspective, comment pourriez-vous situer, dans votre film, le rapport de l’art, du besoin d’esthétisme à la barbarie? Y-a-t-il un caractère mimétique ou un aspect motivateur de la violence à l’art?
B.M: Je pense que les artistes ont toujours eu une fascination pour la violence et c’est une façon peut-être de l’exorciser, de la conjurer, je pense, en la représentant. En même temps, si on prend Le Caravage, ou certaines peintures comme ça, qui sont des mises en scène violentes, qui sont associées aux martyrs chrétiens, etc. ; il y a un rapport assez ambigu avec ça. C’est-à-dire qu’il y a un plaisir à faire de la belle peinture, à partir d’un truc extrêmement sanguinolent et un plaisir à voir cette chose représentée. C’est toute cette ambiguïté qui m’intéresse. Je crois que c’est Pacôme Thiellement qui tout un coup m’avait dit : “ mais finalement, Conann c’est une histoire de la création, c’est une histoire de l’art, du rapport à l’artiste…” Moi, je ne me le suis pas formulé comme ça, mais pour lui, il voyait vraiment le chemin de croix d’un artiste et tous ceux qu’il devait confronter dans sa vie d’artiste pour y arriver : écraser les autres, etc., jusqu’au passage à des jeunes artistes, mais, en même temps, on les empoisonne… Donc, c’était l’histoire d’une artiste pervertie par le système et qui va à nouveau pervertir une génération. Ça, c’était une lecture qu’il avait. Moi, ce n’est pas du tout comme ça que je l’ai vu. Ce qui m’intéressait, en tout cas dans le dernier segment, c’était tout d’un coup de créer une mise en garde aux artistes avec cette séquence où Conann devient un personnage respectable. On a vu tout ce qu’elle avait fait avant, et elle a fait des trucs dégueulasses, et elle va avoir ce jeu pervers avec les artistes. Là, c’était aussi prendre le contre-pied de l’anthropophagie au cinéma, ou peut-être comme moi je l’ai vu jusque-là. C’est-à-dire que, jusqu’ici dans les fictions que j’ai pu voir, l’anthropophage est le bourreau et la personne mangée est la victime. Et là, j’ai fait l’inverse ; la personne qui se donne à manger est le bourreau et les victimes sont les anthropophages. En ingurgitant Conann, ils pourront prendre sa force et sa fortune, mais également, ils vont être empoisonnés et corrompus. Et c’est une mise en garde, c’est-à-dire qu’à une époque où les subventions publiques tendent à disparaître… Je ne dis pas que toutes les subventions publiques sont reluisantes de vertus, mais bon, c’est un système qui marche plutôt pas trop mal et justement qui crée un équilibre avec le mécénat. Là, quand on commence à dire “il n’y aura plus que des mécènes, etc.” c’est la porte ouverte à des compromissions. Certes, il y aura des mécènes formidables qui vont donner carte blanche à un artiste, mais parce qu’il a une certaine hype, donc c’est pour des placements financiers et puis d’autres qui vont se dire “on va leur commander des choses qui correspondent à nos idées, à nos idéaux…”. Enfin voilà, quelqu’un comme Bolloré me semble être extrêmement dangereux. Et sa forme de mécénat, parce qu’il finance du cinéma via Canal +, peut se pervertir avec le temps ; déjà on voit qu’il y a des interdits à Canal + et là, qu’est ce que l’on fait ? Qu’est-ce que l’on fait de cet argent ? Qu’est-ce que l’on fait de cette commande-là ? Donc c’est tout ce questionnement que je voulais mettre en scène dans une final comme ça, spectaculaire…
S: J’aurais une certaine question par rapport au moment où Conann se fait anesthésiée et cuire, c’est que, je ne sais pas si c’était inconscient de votre part ou s’il y avait une référence directe, mais j’ai pensé à Orlan. Quand elle fait ses chirurgies et qu’elle est constamment consciente.
B.M: Oui, ça évoque plein de choses dans l’art contemporain. Effectivement, le travail d’Orlan ou de Michel Journiac qui avait fait du boudin avec son sang. Je pensais à ça aussi et puis après, il y a un truc parce qu’il avait le sida quand il a fait du boudin avec son sang et que les gens ont mangé le boudin… Enfin, il y avait eu tout un truc là-dessus. Donc, j’ai pensé à tous ces artistes contemporains qui, effectivement, font du body art. Et puis, aussi, j’avais vu des campagnes de mode avec des filles sur des tables d’opération avec des chaussures en train de poser, des gens qui opèrent… tout le côté décadent dans l’imagerie comme ça. C’est toutes ces choses-là et l’époque actuelle aussi ; une autre critique de l’époque, le “fooding”, ce barbarisme qui est le “fooding”. Cette fascination que les gens ont pour la nourriture et les restaurants et qui vont parler de plats pendant des heures. J’adore manger, mais jusqu’à une certaine limite parce que je sais où va finir la nourriture, donc je relativise toujours ça. Mais je trouve que les gens sont prêts à mettre pas mal d’argent dans de la bouffe et à en parler pendant des heures et ne plus consommer de la culture. La culture devrait être gratuite et la nourriture, qui devrait être gratuite, du moins pas cher, devient un truc d’exception où l’on va mettre de l’argent, parler de ça. On peut en parler, mais au bout d’un moment je trouve que ça tourne vraiment en rond.
S: C’est une mondanité qui n’a pas de réflexion, qui ne montre pas de profondeur relationnelle tant que ça. Au fond, parce que quand on prend de l’art, il y a une profondeur relationnelle ; l’art nous touche ou l’art nous fait penser. Mais justement, là on est dans une absence de mise en danger de soi ; la nourriture ne met pas en danger l’égo parce que l’on ne dit que des choses dont tout le monde ne peut être que d’accord.
B.M: Et on peut parler de nourriture à l’infini quand on mange ; être d’accord, dire “on peut essayer ça”. Il n’y a pas d’engagement politique quand on parle de nourriture, il n’y a pas de problème. On ne va jamais se disputer. Il y en a un qui peut dire “j’aime l’ail” ou “j’aime pas l’ail”. Mais alors que pour moi, la table, le repas, c'est un prétexte pour pouvoir parler d’autre chose. Il y a tout ça aussi dans cette idée de repas par rapport à l’époque. Et ces artistes, on peut les voir aussi comme des influenceurs ; ils ont des doubles casquettes. Il y a des tout petits échos, enfin même des très gros échos, avec l’époque très actuelle et voire, de demain.
S : Dans votre manière de faire, vous recréez des environnements et une esthétique qui vont de pair avec les décors, les costumes ou le maquillage. Vous êtes donc un créateur de monde. Dans une précédente interview avec le Fossoyeur de Films, vous avez expliqué que vous vous inspirez de différents médias, que ce soit le cinéma ou la bande dessinée. Cela m’a évoqué de nombreux films, notamment ceux de Ridley Scott, qui sait également créer des mondes en images. Avez-vous des références précises qui vous guident lors de la conception de vos films?
B.M : Oui, Ridley Scott est quelqu'un que j'ai adoré. Je parle au passé car j'ai décroché au bout d'un moment. C’est un peu dur de dire ça car c'est une personne qui a énormément de talent et qui continue à en avoir. Il a presque fait un parcours sans faute, des Duellistes que je trouve magnifiques, même si c’est presque une excroissance de Barry Lyndon, à Napoléon. D'ailleurs, je ne sais pas si Napoléon sera son dernier film, mais on dirait qu'il y a une sorte de boucle qui est bouclée par rapport aux Duellistes, et je crois même qu'il reprend le plan de fin des Duellistes dans Napoléon.
J'aime beaucoup cette esthétique de Ridley Scott. Il y a également Alien qui est d'une intelligence incroyable et d'une plastique incroyable, et d'une intelligence de mise en scène. Il y a également Blade Runner dont j'aime beaucoup l'aspect collage avec l'idée de créer un futur qui est un anti-Star Wars pour moi, même si dans Star Wars il y a une idée de collage mais qui est plus enfantin. Il y a quelque chose de très mature dans le collage de Blade Runner avec ses différentes communautés : les Asiatiques qui sont là avec leur nourriture, des choses très orientales, et à la fois des architectures très anciennes un peu décrépies, des éléments plus modernes... Ce genre de collage logique qui peut être lié à un univers du futur, je le trouve absolument formidable et plastiquement incroyable dans Blade Runner. La mise en scène, le côté hypnotique de la bande son sont incroyables... c'est pour moi un grand film de référence.
J'aime également beaucoup Les Prédateurs de son frère Tony Scott. Les frères Scott sont pour moi de superbes cinéastes. J’aime beaucoup le cinéma anglais : Nicolas Roeg, Ken Russell, David Lean... et Michael Powell que je cite pas mal. Ce sont plein de cinéastes qui m'ont nourri et dont les influences sont apparentes. Après, c'est mon inconscient qui travaille mais je ne gomme pas les influences. Je n'y pense pas vraiment mais elles sont nombreuses.
S : Avez-vous d’autres inspirations récurrentes ?
B.M : Je n’y pense pas vraiment, mais je sais qu’elles sont là à me souffler dans la nuque, et elles sont nombreuses. Il y a toujours Parajanov et Les Chevaux de feu, un film qui m’a énormément marqué avec son lyrisme ; c’est une référence récurrente. Un autre film qui a été très important, c’est Europa de Lars Von Trier, toute l'œuvre de Fassbinder, Rumble Fish de Coppola, un film très important qui continue à me hanter, le cinéma de Godard dans sa période des années 80, et même Truffaut. J’ai un côté assez classique, certes, j’aime les choses un peu underground, mais je suis un fou de Sacha Guitry, un fou de François Truffaut, qui a été très important pour moi, tout comme David Lynch, et Jean Pierre Melville.
S : Comme Agathe l'a mentionné précédemment, la question du regard est omniprésente. D'ailleurs, le nom de votre maison de production est L'Œil qui ment. Ce questionnement sur le regard voyeur ou omniscient semble être distinct de votre perception de l'art dans les films, qui est davantage liée à la sensation. Que ce soit vos mondes, les caméras dans Boro in the Box, ou même l'aspect sensoriel dans la représentation de l'enlacement des corps ou du désir sexuel, tout est lié à l'organique et à la texture. La sensation est-elle un chemin vers l’art et le sublime (comme le montre Boro in the Box où pratiquer la strangulation permettrait de voir les anges) ?
B.M : Quelle question ! L'art est une sensation, c’est très important, et le regard porté est ce rapport au hors champ qui est assez important pour moi. La définition du cadre est ce qui va être mon langage cinématographique et mon parti pris esthétique. C'est ce que je vais enfermer dans le cadre qui va sublimer et raconter l'histoire. Le hors champ est très important, c'est pour cela que j'ai besoin de cadrer moi-même, car c'est la signature du cinéaste, qui est le cadre et le regard porté sur un élément. Il est possible de le faire à la manière de Wes Anderson ou même Roy Andersson : on fige le cadre, on compose, le hors champ existe mais on construit dans le cadre. C’est ce qui m’intéresse mais il faut que la caméra soit en mouvement comme chez les Russes. La façon dont la caméra va venir capter les moments et s'arrêter sur des choses et créer ce hors champ, c'est quelque chose qui m'intéresse beaucoup et qui définit cette esthétique là. Je suis aussi très marqué par Wostenberg qui avait cette capacité à saturer le cadre et qui travaillait sur trois valeurs de plans en permanence : un avant-plan flou, le plan moyen avec l'acteur et l'actrice, et une troisième valeur de plan qui était l'arrière-fond. Il fallait toujours que les sujets soient pris entre ces deux autres valeurs de plans. Cela créait une esthétique particulière, une notion de profondeur et d’enfermement. Ce sont des règles que j’ai reprises, un peu moins maintenant, mais je mets toujours un avant-plan flou ou avec un élément. L'acteur ne pouvait être quasiment au premier plan, il y avait toujours quelque chose devant pour brouiller ou pour créer une dynamique esthétique qui l'enfermait. C'est fait pour créer les sensations que j'avais envie de faire ressentir au spectateur. C'est un héritage du cinéma d'animation car quand on cherche à recréer une sensation de réalisme, c'est ce que l'on appelle le multiplan. On a plusieurs niveaux de vitres avec des avant-plans de décor, le rhodoïd avec le personnage qui marche dans le décor, les arrière-plans, etc. Il y a toutes ces strates comme un mille-feuille et la caméra va faire le focus sur le sujet. S'il y a un déplacement, chaque déplacement va être proportionnel à la distance qu'il va y avoir par rapport à l'appareil. Cette construction d’image en multiplan crée cette illusion de la vie, d’un monde réel alors qu’il est en 2D, et c’est vrai que j'ai conservé dans la 3D la construction d’images en multiplan.
S : La plupart de vos films racontent des histoires liées à la vengeance, comme c'est le cas dans After Blue et Conann, même si ce dernier aborde un sujet plus complexe à ce propos. Tout au long de vos films, les personnages explorent les mondes dans lesquels ils se trouvent et interagissent avec les décors. Nous pouvons également trouver des motifs évoquant les contes et les mythes (le parcours d'initiation, la sorcière, la princesse). Peut-on considérer vos films comme de véritables contes imagés ?
B.M : Ce sont des histoires que j’espère immortelles. Pour qu'une histoire devienne immortelle, il faut qu'elle ait une part de récit universel empruntée au conte. Cependant, je me méfie du mot "conte" car il peut être un repoussoir, car cela peut être trop symbolique, trop naïf, etc. Donc il y a une part de conte dans mes films, mais je raconte avant tout des histoires qui ne sont pas inscrites dans une réalité, même si dans Conann je détourne le conte pour le faire aller vers un autre monde. After Blue, pour moi, est un récit picaresque, une relecture du western. Dans Conann, j'ai repris la structure de Lola Montès de Max Ophüls : l'idée que la courtisane damnée se retrouve à raconter sa vie par fragments comme une bête de foire dans un cirque, c'est la même chose pour Conann qui est aux enfers. Dans Les Garçons sauvages, il s'agit d'une quête. Je prends des structures assez classiques avec des schémas très précis, comme des figures géométriques. D'ailleurs, c'est ce qui me fascine chez Stanley Kubrick dans la construction de ses récits. On sent le schéma sur lequel le récit va se poser. On sent que c’est une fondation solide qui peut paraître théorique, mais qui est costaud et qui tient, comme le schéma d'Orange Mécanique, avec une symétrie au milieu du film où le personnage va retraverser tout ce qu'il a traversé mais en le subissant. De la même façon, dans Full Metal Jacket, il y a un préambule suivi d'une ellipse délirante, un peu comme dans 2001... Je suis fasciné par ces constructions narratives. Ce sont ces modèles de récits qui m'intéressent. Comme mes films introduisent des figures fantastiques, on peut apparenter cela au conte. Mais Reiner est une figure du pacte faustien, on est dans la tradition française du merveilleux fantastique du pacte faustien. On a cela dans Les Visiteurs du Soir de Marcel Carné et Jacques Prévert, avec le diable joué par Jules Berry, c’était une référence que j’avais donnée à Elina. On a aussi La Main Du Diable, La Beauté du Diable, La Belle et la Bête... Ce ne sont pas des contes, mais des films qui sont sur cette idée du pacte faustien.
S : La place des femmes est très importante dans vos films, et elles sont omniprésentes des Garçons Sauvages à Conann (d’ailleurs la prononciation de ce nom peut autant désigner une femme qu’un homme). Les hommes sont très peu, voire jamais présents. Ce choix est-il politique, poétique, ou artistique ?
B.M : Politique et artistique. Ce sont des femmes et des personnages non genrés sont très présents dans mes films. Le choix politique est lié à la politique des actrices. J’aime beaucoup le livre sur La Politique des Acteurs de Luc Moullet, où il explique que les acteurs, de films en films, créent leur œuvre. Lorsqu'on extrait toutes leurs prestations, cela forme une œuvre avec des leitmotivs et des façons d’être… Les actrices sont les martyrs du cinéma. Pour moi, ce qui est important, c’est de proposer aux actrices des rôles non archétypaux, non stéréotypés, et de les entraîner vers des personnages que l’on n'a pas l’habitude de leur proposer. Je m’évertue à les inviter à jouer le plus de personnages possible dans mes films. Ce qui est marrant, c'est qu'un cinéaste qui tourne qu’avec des hommes, on ne va même pas lui poser la question et on ne va même pas le remarquer. Dès que vous faites tourner des actrices et des acteurs non genrés, on vous le fait remarquer, car il y a eu des habitudes qui ont été prises et des non-questionnements qui ont été faits sur cela. Mais je ne dis pas que c’est une mauvaise question de me demander cela. C’est mon parti pris politique de proposer à des actrices de les mettre au cœur de mes films, quel que soit leur âge. Je ne travaille pas avec des actrices mineures, même si dans Conann il y a une jeune fille de 17 ans qui est celle qui tient la balle dans les marécages, car je voulais une figure enfantine mais pas trop enfantine. Lorsqu’il s’agit d’acteurs de premier plan, pour moi, c’est très important de travailler avec des jeunes personnes qui ont la maturité et la majorité. Donc, les personnes qui jouent des rôles de personnes de 15/17 ans, comme dans Les Garçons Sauvages, sont des acteurs qui ont en moyenne 22, 23, 25 ans. Je peux aller jusqu’à 92 ans pour le cas de Françoise Brion et c’était intéressant d’avoir tout ce panel d’actrices et de générations. Comme pour Elina, je souhaite proposer des rôles qui sont à la fois magnifiés à ma façon, mais sans que ce soit de façon stéréotypée ou archétypale.
Propos recueillis par Agathe Mariani Le Courtès et Bassem Branine
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