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Critique de Ichi the Killer, Takashi Miike (2001) : Corps en errance et giclées de sang

  • Youssef Thabet
  • 28 févr.
  • 4 min de lecture

TW : ce texte contient des mentions d’agressions, de violences sexuelles et physiques, et de fluides corporels en tout genre.


La nouvelle restauration 4K de Ichi the killer, signé Takashi Miike, est l’occasion de revenir sur ce film, de le découvrir (ou le redécouvrir pour les véritables amateurs d’hémoglobine), et de comprendre comment cet étrange objet s’est imposé comme un petit disrupteur chez celles et ceux l’ayant vu. Doué d’une évidente puissance cathartique, élevé au rang de film « culte » par les un.e.s, il n’est pour les autres que le pitoyable tableau d’un garnement accro au sperme, au sang et aux tripes.



À titre personnel, mon premier contact avec le film, sorti initialement en 2001, s’est fait il y a quelques années de ça dans un wagon de la SNCF, casque bien vissé sur les oreilles et PC portable exposé à la vue de mes voisins de carré. Je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre, même si la réputation sulfureuse de Miike dépasse ses films et que j’ai déjà pu voir certains de ses succès critiques majeurs. D’abord Visitor Q (2001), évoquant le Théorème Pasolinien sous prise d’anabolisants, présentant un individu atomisant les liens et exposant les fêlures d’une cellule familiale dysfonctionnelle. Ensuite Gozu, sorti en 2003, pour lequel Miike lorgne du côté du surréalisme, de David Lynch et de Cronenberg. La trilogie Dead or Alive, mêlant excès graphique, futur dystopique, réflexions métaphysiques, questionnements identitaires et bras amputés lanceurs de missiles. Enfin, pour en citer un dernier, Audition, largué au Festival International du film de Vancouver en 1999, et qui avait la bienséance de se déguiser en drame romantique assez classique pendant sa majeure partie avant de révéler méticuleusement son mensonge et d’aboutir sur une séquence de torture particulièrement mémorable.


Bref, de retour dans mon train, je me sens suffisamment à l’aise pour lancer le film « en public ». Assez rapidement, le ton semble donné. Une lumière qui s’éteint. Un appartement plongé dans la pénombre. Dans un flash, un individu vêtu d’une armure floquée d’un « 1 » jaune vif abat rageusement un coup de pied sur une cible invisible. Si le personnage d'Ichi avait été introduit dans cette scène, il aurait pu être le super-héros typique qu’il s’imagine. Petit bémol, quelques minutes auparavant il a été surpris à se masturber en observant un viol avant de prendre la fuite, laissant sa semence accueillir le titre du film. De fait, Ichi tient davantage du sadique maladroit et vaguement timide que du héros et le film de Takashi Miike se rapproche moins de la fable vengeresse que d’un condensé poisseux de violence et de manipulation. Les murs et le plafond sont tapissés de sang et d’organes, et moi je commence à ressentir le poids des regards s’interrogeant sur mes goûts cinématographiques. Qu’à cela ne tienne, je décide d’aller au bout de ce moment intense de gêne personnelle. 


Pour faire simple, le flamboyant, charismatique et masochiste yakuza Kakihara au style vestimentaire inimitable se lance dans une quête pour retrouver l’assassin de son boss, regrettant les sévices physiques que ce dernier avait l’habitude de lui infliger. Le personnage éponyme du film, machine de mort virtuellement inarrêtable, laisse dans son sillage un tas de cadavres rendus plus ou moins méconnaissables. Le démiurgique Jijii (incarné à l’écran par Shin'ya Tsukamoto, réalisateur - entre autres - de Tetsuo) imprime sa volonté en Ichi, le contrôle, lui désigne ses cibles pour des raisons obscures. De fait, si Kakihara est un point de référence magnétique, c’est Jijii qui donne le ton du film, manipulant son environnement, les personnages y gravitant et finalement les spectateur.ices. Car malgré tout, on finit par attendre quelque chose de ce déferlement vraisemblablement gratuit d’(auto)mutilations. Malgré des personnages qui ne semblent pas savoir où se rendre, arpentant les rues de Tokyo seuls ou en bande, visitant des salles de torture, se réfugiant sous la couette ou sur la cime d’immeubles, la possibilité d’une confrontation Ichi vs Kakihara constitue une boussole déréglée que nos yeux cherchent à fixer. Pour cause, Ichi élimine consciencieusement tous les yakuzas appartenant au clan de Kakihara qui va trouver un sens dans la poursuite de l’assassin. Il représente la perspective d’une douleur encore méconnue de lui, voire la possibilité d’une mort souhaitée et bienheureuse. 


Au-delà de ce qui fait la spécificité narrative et figurative du film, Takashi Miike s’emploie comme souvent à explorer tous les moyens à sa disposition pour troubler, parasiter, agresser le regard. Rythme accéléré dès l’ouverture, image pleine de grain voire brouillée, lumières vives sont autant d’éléments malmenant et brutalisant notre perception, comme si la pellicule se faisait réceptrice de l’agressivité incontenable du film. 


En définitive, j’aurais du mal à conseiller le film sans une fondamentale mise en garde : sa crudité est totale, et Takashi Miike ne semble pas avoir de limites quant à ce qu’il se permet de représenter. Si beaucoup ont évoqué la possibilité de trouver ici un exutoire, j’y vois plutôt une imposante turbine à frustration, un arrachage violent de nos œillères. Ichi the Killer c’est une oeuvre dont l’absolutisme de ce qui est montré nous oblige à nous interroger sur ce qui ne le serait pas : on voit un corps coupé en deux, on préfère réfléchir à la quête identitaire des personnages, simplement parce que faire autrement constituerait le risque de se confronter de plein fouet à cette violence. Car au fond, Ichi the Killer est un film sur la violence, son accomplissement, sa place dans une industrie des images toujours plus graphique. Cette violence c’est aussi la nôtre, comme semble l’indiquer le double regard-caméra programmatique, ouvrant et clôturant le film, qui compose une accolade nous désignant comme otage et complice. Et aller au bout du film c’est aussi assumer un rapport nécessairement modifié à ces images. 


PS : Le voir au cinéma est sans doute une assez bonne idée. Le voir dans un train, un peu moins. Bon film !


Youssef Thabet


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