La chambre d’à côté de Pedro Almodovar : «Vive l’Amérique !»
- Roméo Champagnat
- 24 janv.
- 4 min de lecture
Nous prenons souvent plaisir à être surpris par un auteur. Cela m’est arrivé plusieurs fois avec Pedro Almodóvar. Par exemple avec La piel que habito (2011), qui mêle le thriller et l’horreur, des genres peu explorés par l’auteur (cela n’était pas arrivé depuis Matador, sorti en 1986), et qui s’éloigne également de l’esthétique queer, présente dans plusieurs de ses œuvres. Récemment, Almodovar a pris un tournant américain. Il y est allé doucement, en réalisant d’abord deux courts-métrages, La voz humana (2020), et le western (genre américain par excellence) Strange Way of Life (2023). Puis il a enfin réalisé un long-métrage, La chambre d’à côté, qui vient de sortir. Ses films manifestaient déjà un goût pour le cinéma américain. Cela se remarque dans Matador avec une scène dans une salle cinéma où est projeté Duel in the Sun (1946) de King Vidor, mais aussi dans Dolor y Gloria (2019), où un petit garçon (double fictionnel du réalisateur Salvador Mallo, lui-même double fictionnel d’Almodovar) collectionne des images de stars Hollywoodiennes. Enfin, La piel que habito, bien qu’il puisse rappeler Les yeux sans visage (1960) de Georges Franju, revendique une influence américaine, à travers ses aspects de série B et sa manière de privilégier l’action (l’acteur principal Antonio Banderas y est vraiment au sommet de sa forme). Cependant, le cinéma d’Almodóvar restait profondément espagnol. Encore aujourd'hui, lorsque l’on évoque le cinéma espagnol contemporain, son nom est le premier à venir à l’esprit. Ce tournant américain est donc assez surprenant.

Almodóvar jouit de l’Amérique. Nous sentons ce plaisir à travers les plans sur les buildings new-yorkais, la nature qui environne la ville de Woodstock, ainsi que les références artistiques et le simple fait que l’on entend parler anglais. Il y a également l’évocation d’événements de l’histoire américaine, pourtant dramatiques, comme la guerre du Vietnam et la guerre en Irak (les plans où l’on voit l’un des personnages principaux en Irak dans les années 2000 sont aussi délirants que le plan sur le garçon dans les favelas brésiliens de La piel que habito, tant ils paraissent éloignés du cinéma d’Almodóvar). On croirait presque entendre le film crier : « Vive l’Amérique !». Mais ce plaisir nous le ressentons surtout à travers les actrices Américaines, Julianne Moore et Tilda Swinton (bien que cette dernière soit en réalité anglaise, elle est associée par les spectateurs à Hollywood et au cinéma américain). Déjà présente dans La voz humana, elle devient, avec Moore, le nouveau Graal du réalisateur Espagnol. Le rythme du film est lent, parce que l’histoire l’exige (une femme qui passe du temps avec son amie cancéreuse qui s’apprête à se suicider), mais aussi parce qu’Almodóvar souhaite que nous profitions le plus possible de la présence des actrices à l’écran. Cela se manifeste par les nombreux gros plans sur elles qui nous poussent dans un état de contemplation justifiant la lenteur du film.
Le plaisir d’Almodóvar se confond avec celui de ses spectateurs cinéphiles. En réalisant un long-métrage aux États-Unis, il ne cherche pas seulement à surprendre, mais à toucher le cœur de ceux pour qui le cinéma américain est très important. La chambre d’à côté peut ainsi être perçu comme un cadeau qu’Almodóvar fait à ces spectateurs.
Nous retiendrons dans ce film une scène où Ingrid (Julianne Moore) déjeune dans un restaurant avec Damian (John Turturro), son ancien amant. Damian se distingue par son pessimisme, qu’il exprime dans cette scène en déclarant que la planète est condamnée à cause de la montée de l’extrême-droite et du néolibéralisme et que donc tout est voué à disparaître. Les individus comme lui ont peut-être raison, mais paradoxalement ces défenseurs de la nature oublient la beauté de celle-ci, tant ils sont rongés par leur pessimisme. Le film tend à s’opposer à ce genre d’attitude et à nous inciter à davantage profiter de la vie et de la beauté qui nous entoure. Cela est renforcé par les actions des personnages féminins. Par exemple Martha (Tilda Swinton), qui, dans son appartement, s’assoit pour regarder par sa grande fenêtre le paysage urbain de New-York, ou le dernier plan qui montre sa fille (également jouée par Tilda Swinton) allongée, en train de contempler un paysage naturel, en compagnie d’Ingrid. La beauté ne se limite pas à la nature et à ses paysages. Elle s’étend à l’art, présent tout le long du film, que ce soit la littérature, lorsque Martha évoque ses écrivains préférés (Faulkner, Hemingway,…), la peinture, lorsque nous apercevons un tableau de Hopper, ou le cinéma qui semble tenir une place particulièrement importante. En effet, Martha consacre la dernière soirée de sa vie à regarder avec Ingrid un film de Buster Keaton et The Dead (1987) de John Huston. Enfin, Ingrid, après avoir eu du mal à accepter que Martha ait envie de suicider, finit par oublier sa tristesse et par justement profiter du temps qu’il lui reste avec son amie, là où Damian ne fait que pleurer le sort de notre planète.
La chambre d’à côté est tout simplement le film d’Almodóvar le plus enthousiasmant depuis La piel que habito.
Roméo Champagnat
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