Baby Invasion de Harmony Korine: vers une fin du cinéma ?
- Bassem Branine
- 21 mars
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 mai
À la suite de l’échec commercial et critique de The Beach Bum, le cinéaste américain Harmony Korine, désillusionné par le cinéma actuel, a choisi de s’éloigner encore davantage d’Hollywood en fondant sa propre société de production : EDGLRD. Cette société, au sein de laquelle évolue une équipe des plus atypiques, regroupe des développeurs de jeux vidéo et de réalité virtuelle, des animateurs 3D, des designers, des graphistes ainsi que des développeurs spécialisés en intelligence artificielle. Tout ces talents ont été rassemblés par le cinéaste dans le but de produire des œuvres qu’il qualifie de « post-cinéma ». Comme il l’explique dans une interview pour le magazine GQ en août 2023 : « J’ai passé tellement d’années à faire des trucs que personne ne voit. J’ai juste perdu tout mon intérêt pour les films normaux. Il faut que je fasse quelque chose d’autre, il y a forcément quelque chose d’autre, et ça, c’est devenu mon obsession. Je me demandais : mais qu’est-ce qu’il se passe après ce cinéma classique ? Qu’est-ce qui vient après ? ». De cette nouvelle orientation dans la filmographie de Korine naîtra un premier film : Aggro Dr1ft. Cette œuvre, portée par Jordi Mollà et Travis Scott, est visuellement saisissante. Le cinéaste y expérimente un dispositif inédit en combinant une caméra classique avec une caméra infrarouge, plongeant ainsi le spectateur dans un Miami psychédélique aux couleurs exacerbées, renforçant l’aspect apocalyptique et futuriste du film. Ce premier long métrage annonce d’emblée les ambitions du cinéaste : il cherche à s’affranchir des carcans narratifs et filmiques traditionnels pour explorer ce qu’il qualifie d’« expériences esthétiques ». C’est donc dans cette continuité qu’il dévoilera en streaming un deuxième film made in EDGLRD ce vendredi 21 mars : Baby Invasion. L’intrigue du film se résume en une phrase : des individus armés, portant des masques de bébés, prennent d’assaut une maison luxueuse pour y braquer et éliminer tous ses occupants, le tout filmé à la première personne. Visuellement, tout comme son prédécesseur Aggro Dr1ft, le film se distingue par une approche véritablement singulière, conçu davantage comme un collage digne d’une pièce d’art contemporain que comme un film classique. Divers médias visuels sont fusionnés dans le film, qu’ils soient réels ou virtuels. Après le visionnage du long-métrage, plusieurs questions émergent : si le cinéma n’est plus le lieu où les images dominent, où pouvons-nous les trouver ? Quel est notre rapport à celles-ci, en particulier en ce qui concerne la violence ? L’objectif de cette critique sera principalement de tenter de répondre à ces deux interrogations.

Baby Invasion est donc un film qui aborde la multiplication des images, dépassant les simples écrans de cinéma. Rien de mieux alors que d’utiliser le medium du live, en s’inspirant des codes de la plateforme en direct la plus populaire, Twitch, pour y exposer son omniprésence. Chaque geste des personnages portant des masques de bébés est scruté, et chaque recoin de la maison, montré comme un terrain de jeu, est exhibé de manière presque intrusive, que ce soit à travers les caméras en vue à la première personne, qui ne cessent jamais de filmer (ces moments peuvent d'ailleurs briser l'immersion du film, avec certains instants où rien ne se passe), mais aussi grâce aux images de vidéosurveillance de la villa pendant le raid. Ces images en prise de vues réelles sont également couplées à des images en 3D, semblant issues de jeux vidéo, dans lesquelles un individu, toujours « filmé » en vue à la première personne, observe tout ce qui se passe sur un ordinateur, ainsi que d'autres images dont nous parlerons plus tard.
Le film opère une véritable hybridation entre la réalité et la virtualité, ce qui constitue l'une de ses intentions majeures. Cette idée est d’ailleurs introduite, de manière quelque peu maladroite, par l'une des pancartes affichées à l'écran : « THIS IS A GAME. THIS IS NOT A GAME. THIS IS REAL LIFE. THIS IS NOT REAL LIFE. THERE IS NO MORE REAL LIFE. ». Le collage numérique réalisé par Harmony Korine s’éloigne considérablement de ses inspirations initiales, telles que Werner Herzog ou le Dogme95, mais s’apparente davantage à celui de cinéastes contemporains comme le duo français Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Ces derniers ont fréquemment utilisé le médium du jeu vidéo et des images issues d'Internet pour détourner les codes filmiques et créer un langage cinématographique inédit. Comme l’explique Poggi dans une interview accordée à Brefcinéma : « Tous ces différents médiums font partie de notre ADN. On est une génération qui a grandi avec cette pluralité d’images. On ne sait pas faire les choses dans une seule direction. ». Cette citation résonne parfaitement avec les ambitions artistiques de Baby Invasion.
Ce rapport entre réalité et virtualité, images réelles et jeux vidéo, évoque fortement Elephant de Gus Van Sant, un film qui semble de plus en plus s’imposer comme une véritable matrice, en particulier pour les cinéastes et artistes passionnés par ce que l’on appelle le machinima. Dans Elephant, les codes du jeu vidéo sont souvent évoqués, notamment avec l'utilisation de la steady cam pour simuler une vue à la troisième personne (TPS). De plus, les images du school shooting à la fin du film sont rapprochées de celles d'un jeu vidéo, que nous apercevons quelques scènes auparavant, évoquant graphiquement les premières versions du jeu Doom. Ce rapprochement entre jeu vidéo et réalité rappelle un moment récurrent dans le film de Harmony Korine, où un personnage masqué, lors de l’assaut de la maison, regarde de manière répétée sur son téléphone une vidéo d’un jeu dans lequel un personnage tire sans cesse sur des individus, reproduisant ainsi de manière mimétique les mêmes actions. Les images vidéo ne sont donc plus exclusives au cinéma, elles ont été remplacés par d’autres mediums et peuvent désormais être retrouvées partout, peu importe la taille de l’écran. Cette polarisation fait disparaître les références dites classiques. Lorsque Korine plaisante pendant sa conférence à la Mostra de Venise en affirmant que le streamer « IShowSpeed est le nouveau Tarkovski », il ne cherche pas seulement à faire une blague, mais souhaite démontrer que les références des nouvelles générations ont changé. Cette démocratisation des images, que ce soit grâce aux clips, à la pub, aux streams ou aux jeux vidéos, a mis en avant de nouvelles figures et personnalités, en dehors des cinéastes et des acteurs traditionnels, qui ont leurs propres codes et manières de créer. Cela nous plonge alors dans une surconsommation de l'image, que Korine représente visuellement lors des scènes en 3D, de manière résolument surréaliste où une caméra progresse dans un tunnel, chaque texture du lieu étant remplacée par les images du jeu de fusillade que l'individu masqué regarde sur son téléphone.
Cette surconsommation et cette multiplicité d'images, ainsi que leur facilité d'accès, mène à une véritable banalisation de celles-ci. Cette banalisation peut à son tour altérer notre perception de ce que nous voyons, en particulier en ce qui concerne la violence. C'est également ce que met en lumière le film : de manière assez ironique, la violence des situations est banalisée, et le cinéaste la rend même ludique, notamment par le montage en l'associant au jeu vidéo. Il est important de préciser que lorsqu'il fait ce rapprochement, le cinéaste ne cherche pas à suggérer que les jeux vidéo ont une mauvaise influence, mais plutôt que cette surconsommation d'images, quel que soit le medium, et leur banalisation, instaurent une certaine virtualité dans notre réalité. Nous devenons ainsi anesthésiés face à la violence, comme nous le serions devant un jeu vidéo ou tout est permis. Pendant le stream de l’assaut de la villa, les hommes masqués sont équipés d’une interface avec une jauge de vie. Ils gagnent de l'XP en accomplissant des missions, affrontent des boss et récupèrent des pièces virtuelles. Lorsqu'ils interrogent ou torturent les otages, un tutoriel apparaît à l'écran. Les émotions des otages sont illustrées de manière exagérée, avec de larges rivières de larmes sur leurs visages lorsqu’ils sont tristes, évoquant des emojis ou des memes internet. Le tout est accompagné d’une bande-son électro, signée Burial, qui, dans ce contexte, rappelle des jeux où tout est permis comme Hotline Miami. La réalité se mélange à la virtualité, et elle devient même plus violente que cette dernière. Cela nous rappelle encore ces phrases « THIS IS A GAME. THIS IS NOT A GAME. THIS IS REAL LIFE. THIS IS NOT REAL LIFE. ».
Cette banalisation de la violence, traduite par l’hybridation entre la réalité et la virtualité, n’est pas étrangère au cinéaste, et peut facilement se lier à son film le plus connu : Spring Breakers. Dans ce film, l’esthétique soignée de l’image et la saturation des couleurs reflètent l’apparence d’un idéal artificiel que les quatre protagonistes aspirent à atteindre. Cela nous donne des moments véritablement surréalistes, comme les différents méfaits qu'elles commettront, filmés au ralenti sur fond de Britney Spears. Ce décalage entre les actions commises par ces jeunes femmes et la manière dont elles sont filmées peut être résumé par une réplique du personnage de Candy, juste avant de braquer un restaurant : « Prétend qu’il s’agit d’un jeu vidéo ». Baby Invasion, dans sa construction oscillant entre virtualité et réalité, incarne littéralement ce dialogue. La manière dont le film montre la banalisation des images violentes, à la fois à travers les scènes du stream et d'autres séquences où les modérateurs du live commettent des meurtres dans la réalité, peut malheureusement résonner avec notre monde réel. Cela évoque des événements tragiques, comme l'attentat survenu à Christchurch en Nouvelle-Zélande, le 15 mars 2019, où un individu s'est filmé en direct sur Facebook, en vue à la première personne, en train de massacrer des individus dans une mosquée en pleine prière du vendredi. Si de telles images existent, cela prouve bien que la virtualité commence à prendre le dessus sur notre réalité et que nous allons au-delà de celle ci.
Baby Invasion est un film véritablement fascinant, tant par sa forme que par la manière dont Harmony Korine se réapproprie les codes d'internet et des jeux vidéo pour créer un langage qui lui est propre. Bien que le film souffre de quelques longueurs et maladresses, il repose sur une base artistique solide et un propos intéressant. C’est un film à voir si vous cherchez à vivre une expérience cinématographique unique et ambitieuse.
Bassem Branine
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