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Glauber Rocha : de la faim à la résistance

  • Aristão de Souza Barrozo
  • 14 mars
  • 8 min de lecture

« Il est terrible

le petit bruit de l’oeuf dur cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit

quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim »


Jacques Prévert, « La Grasse Matinée », Paroles


A l’occasion de la rétrospective Glauber Rocha, le cinéma intranquille prenant place à la Cinémathèque du 13 au 21 mars 2025.



« Le Sertão va devenir mer, et la mer devenir Sertão ». C’est ce refrain prophétique, annonce d’espoir de fertilité dans une terre déserte, l’espoir de libération d’un peuple de ses oppresseurs politiques, c’est ce refrain qui va porter la course finale de Manoel dans Le Dieu Noir et le Diable Blond (1964). Ce refrain s’appuie aussi sur l’image qui va suivre : celle de la mer qui remplace l’étendue désertique, annonçant ainsi la réussite du combat, la fin victorieuse de la lutte pour que le désert devienne océan, pour que le peuple redevienne souverain. Mais, Ismail Xavier1 a repéré un problème, une incohérence plastique entre cette course et cette étendue d’eau. Rien, dans l’image, ne les relie. Leur liaison est supposée, mais n’est pas montrée. Elle semble aller de soi, mais n’a pas assez de consistance, de cohérence interne pour se matérialiser. Il y a un vide, un espace à combler. Ce vide gargouille dans le film, le place dans une nouvelle dynamique, un mouvement vers l’avant, mais un mouvement vers quoi ?


Donner une image à ce vide est le projet que semble se donner Glauber Rocha dans l’ensemble de sa filmographie. Dès son premier film (Barravento, 1962) il donne une place aux opprimés, montre leur mal-être social et, surtout, essaye de démontrer les mécanismes qui les asservissent à leur condition. Si Barravento est peut-être le long-métrage le moins intéressant de Rocha, il n’en est pas moins cohérent dans le reste de sa filmographie, plaçant l’image à un degré supérieur, dépassant la simple narration. C’est l’introduction d’une idée esthétique, qui va marquer tous ses films, et être objet d’expérimentations formelles extravagantes. L’image chez Rocha est alors élevée en tant qu’objet culturel, envahie ici et là de formes folkloriques, d’ambiguïtés religieuses, de traditions populaires. L’image en tant que prolongement d’une culture. Plus que ça, l’image en tant que culture elle-même. Ce constat est nécessaire pour comprendre le système glauberien, pour comprendre les enjeux politiques qui englobent ses films et pour les analyser.


Un peu de contexte avant d’aller plus loin : Glauber Rocha est un réalisateur brésilien ayant exercé son art de la fin des années 1950 jusqu’en 1981, l’année de sa mort. Il s’impose très vite en tant que figure majeure du cinéma brésilien des années 1960, surtout en tant que membre du Cinema Novo, un mouvement cinématographique ayant pour ambition de s’opposer à l’invasion esthétique hollywoodienne. Car, oui, l’une des problématiques majeures à laquelle se confronte la culture brésilienne de cette époque, c’est l’impérialisme américain. Impérialisme qui, dans le temps de la Guerre Froide, veut s’assurer de son hégémonie culturelle non seulement artistique mais aussi industrialo-capitaliste : c’est la culture de la concurrence, envahir un territoire de ses produits culturels, vendre du rêve à une société souffrant de beaucoup d’inégalités sociales. C’est du divertissement, des belles voitures, une esthétique lisse, sans remises en questions. Pour répondre à cette concurrence démesurée, le cinéma brésilien se voit obligé de copier : on ignore la culture de base pour se mettre à faire « comme Hollywood » à savoir des comédies légères (qu’on appelle Chanchadas) ou des drames grandiloquents : dans tous les cas, des films visant à divertir les masses, qui vont ignorer la pauvreté dans lesquelles elles vivent. La production massive de ces films a pour conséquences majeures de faire oublier aux populations leur propre conditions socio-politiques et de les assimiler à une culture qui n’est pas la leur, mais qui veut s’imposer à l’international. L’American Way of Life, l’American Way of Killing. Oublier qu’on souffre, oublier qu’on meurt. Oh la jolie voiture. Oh la jolie maison. Oh comme j’aimerais avoir tout ça.


Ainsi naît le Cinema Novo et par-là même le projet esthétique de Rocha : redonner la parole au peuple, redonner le contexte de leur réalité sociale, leur donner les clés pour combattre. Ne pas les placer dans une naïveté passagère (les sables mouvants) mais dans un objectif plus large de lutte contre cette emprise néo-coloniale. Les cinéastes de ce mouvement veulent ainsi donner au peuple une esthétique cinématographique propre, un espace de réflexion qui le reconnaîtront en tant qu’êtres qui ont faim. Pourquoi faim ? Parce que c’est ainsi que Glauber Rocha l’appelle, son esthétique : L’Esthétique de la Faim. C’est une esthétique crasse, sale, en constant mouvement. Elle a pour but d’élever la lutte de classes comme condition collective, et non pas comme support narratif accompagnant une individualité héroïque. Son objectif est  d’aller à contre-courant du cinéma “digestif” brésilien, plagiat fade des sur-productions hollywoodiennes apatrides. Cette esthétique pauvre, s’affranchissant des moyens de productions traditionnels importés des États-Unis, vise aussi à redonner à la population brésilienne les clés de la compréhension de sa propre condition. Parce que ce sont un ensemble de mécanismes sociaux, politiques et économiques qui la tient esclave de l’impérialisme états-unien. Mécanismes qui ont tendance à s’invisibiliser, et réduire à néant tous ceux qui tentent de les révéler. Que peut faire le peuple, si on les tue quand ils essayent de se comprendre ? Danser. Et ils dansent. Ce sont des danses qui entourent le cinéma de Glauber Rocha. Des danses traditionnelles, des chants de Samba, des chants religieux. Même quand la situation ne s’y prête pas : dans Antonio das Mortes (1969) le peuple chante et danse. Tandis qu’en même temps se déroule le combat entre le Dragon de la Méchanceté et le Saint Guerrier, combat au nom des masses qui va sceller leur existence sociale et physique dans la région. Ces danses ne sont pourtant pas à interpréter comme l'expression d’un mépris de classe de la part du cinéaste : il les traite comme symptômes d’une société malade qui cherche à se comprendre, à s’exprimer. Les danses populaires vont alors toujours contraster avec les enjeux politiques qui se trament. Le peuple s’exprime alors dans son incapacité à se comprendre. Ce sont ces types de modèles qui vont caractériser l’image glauberienne, la rendre culturellement palpable tout en proposant une analyse politique de l’implémentation du folklore dans celle-ci.


A cause de la dictature brésilienne et de son oppression des artistes contestataires, Glauber Rocha est obligé de s’exiler en 1971 pour vivre en Europe. Cet exil s’accompagne d’un changement de thème : ce n’est plus le peuple brésilien qui est au centre de ses films mais toute la société occidentale. Il ouvre ainsi son cinéma à un concept plus général. Il comprend que l’enjeu politique, que son action politico-artistique suppose, nécessite un déplacement du point de vue, pour critiquer directement les instances créatrices d’oppression. Dans Cabezas Cortadas (1970), il fait le portrait d’une Europe décadente, où un dictateur exilé se voit tuer, lui et sa descendance corrompue, par un pasteur représentant la condition de toutes les populations opprimées. De même dans Claro (1975), il se propose de faire une analyse dialectique plus large de la lutte de classes en la prenant dans le double conflit qu’elle suppose : ce n’est pas seulement un combat entre riches et pauvres mais aussi un combat entre riches et riches. Ici, chacun essaye de prendre l’avantage sur l’autre, malgré leurs intérêts économiques communs. Les bourgeois finissent alors par s’entre-dévorer. Qu’ils se dévorent autant qu’ils veulent, on n’a pas besoin d’eux : le problème c’est que leur déjections scatophiles viennent entraver le développement social et politique de ceux qui sont en bas de l’échelle. Ainsi, dans Claro l’opposition dystopique des riches trouve sa résolution dans l’union utopique des masses. Union qui se caractérise par une même compréhension de leur condition. On se dirigera ensemble vers la fin de l’Histoire.


Donc, qu’y a-t-il entre la course de Manoel et l’image de la mer ? Il y a une nécessité. Cette nécessité de ne pas s’enliser dans sa naïveté politique. Comprendre, toujours chercher à comprendre. Prendre une posture analytique en toute circonstances, reprendre les clés de sa propre expression sociale. C’est cela que le cinéma de Glauber Rocha propose : grâce à une complexité formelle impressionnante, il invite son spectateur à prendre du recul par rapport à ce qu’il voit. Son cinéma est une invitation à réfléchir plus en profondeur sur le sens de cet enchaînement d’images folkloriques, de ces images en transe. Le vide gargouille, certes. Il appelle cependant à être comblé. Mais ce n’est pas le rôle du cinéaste. C’est aux opprimés du monde entier de saisir leur propre destin, de comprendre leur souffrance pour aller au-delà de celle-ci. Le réalisateur propose des solutions imagées. Au peuple maintenant de juger de leur pertinence. Dans tous les cas, son cinéma nous invite à prendre les armes contre les impérialismes qui nous soumettent à une seule vision réactionnaire du monde. Glauber Rocha est l’anomalie qui vient exciter le nerf de la faim, pour la conduire à résister.


Les films à voir dans cette rétrospective :


La consistance du texte ci-dessus ne reflète qu’un dixième de la complexité des films de Glauber Rocha. Nous encourageons donc le.la lecteur.ice à aller au-delà des considérations esthético-politiques énoncées dans cet article pour se pencher davantage sur le caractère politique des images, leur épaisseur culturelle intrinsèque. C’est en saisissant cette épaisseur que l’on peut commencer à saisir les films de Glauber Rocha. La rétrospective ayant lieu à la Cinémathèque étant assez courte, nous proposons ici une sélection de trois films à voir absolument pour mieux saisir la carrière de ce cinéaste très important qu’est Glauber Rocha :


- Terra em Transe, 1967 (précédé d’Amazonas Amazonas, 1965) : Mercredi 19 et lundi 24 mars 2025. Ce film place le cinéma de Rocha dans une logique davantage contestataire des politiques nationales brésiliennes, proposant une dialectique très actuelle du rôle du pouvoir politique. Il reconstitue de manière analytique les mécanismes qui ont mené à l’établissement de la dictature de 1964. Il met ici le peuple au centre de son discours, mais jamais comme instance de pouvoir, au contraire comme instance soumise à des jeux politiques qu’ils ne peuvent pas saisir car on les leur confisque. Voir ce film c’est comprendre tout l’enjeu populaire que suppose l’esthétique glauberienne.

- Le Lion à Sept Têtes, 1970 : Samedi 15 mars 2025. Avec Jean-Pierre Léaud jouant le rôle d’un prêtre illuminé servant l’oppresseur (c’est une figure que l’on trouve souvent chez Rocha), Le Lion à Sept Têtes propose une analyse de la violence coloniale et post-coloniale.

- L’Âge de la Terre, 1980 : Dimanche 16 mars 2025. Dernier film de Glauber Rocha, L'Âge de la Terre représente bien l’ambition politique du cinéaste. La caméra est en constant mouvement, le cinéaste crie des indications de jeu en pleine scène. Le capitalisme est personnifié, le Brésil est vendu. Il est difficile de parler plus en profondeur de ce film tellement il est vaste, tellement il est complexe, tellement il se place en résonance totale avec le reste de l'œuvre de Glauber Rocha. Une œuvre testamentaire immense pour les amateurs d’ambiguïté formelle.



Aristão de Souza Barrozo


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  1. XAVIER Ismail, Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, “Le Dieu Noir et le Diable Blond : les figures de la révolution”, pp.85-143, Éditions l’Harmattan, Paris, 2008

  2.  ROCHA Glauber, « Estética da fome », Revista Civilização Brasileira, Rio de Janeiro 1(3), 1965. Républié dans Glauber Rocha, Sylvie PIERRE, Cahiers du Cinéma (coll. « Auteurs »), Paris, 1987, pp. 119-125.

  3.  C’est une expression que Glauber Rocha utilise pour opposer avec son “esthétique de la faim”. Ibid.

  4.  Pour approfondir ce point, lire “Cela s’appelle l’Aurore…”, Glauber ROCHA, in Frank Ténot (dir.) Cahiers du Cinéma, n°195, 1967, pp. 39-41.

  5.  C’est un motif glauberien qui traverse l’ensemble de son œuvre. Pour approfondir : Glauber Rocha, René GARDIES, “Le Mythique”, pp.50-67, Edition Seghers, Paris, 1974




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