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Critique - Nouvelle Vague de Richard Linklater : Frankenstein est mort.

  • Aristão de Souza Barrozo
  • 15 oct.
  • 5 min de lecture
Les poètes immatures imitent ; les poètes matures volent ; les mauvais poètes défigurent ce qu'ils prennent, et les bons poètes en font quelque chose de meilleur, ou du moins quelque chose de différent ~ T.S. Eliot ~

Dans son livre La Lucarne de l’Infini, Noël Burch oppose deux conceptions primitives du cinéma, deux conceptions qui vont justifier son développement industriel et technique jusqu’à aujourd’hui, du moins jusqu’au Mode de Représentation Institutionnel que nous connaissons : une conception baudelairienne – c’est-à-dire l’utilisation scientifique des images en tant qu’objets d’analyse du mouvement – et une conception frankensteinienne – autrement dit, la gloire à la fiction ou du moins à l’immortalisation d’une situation, de personnes, dans une image, qui favorise la fiction : c’est une tentative de domination de l’Homme sur la mort, soumettre celle-ci à certains paramètres esthétiques. De ce « duel », Frankenstein sort vainqueur, le cinéma scientifique étant diffusé de manière bien plus confidentielle. Mais Frankenstein est subtile : il se cache dans la fiction pour placer ses pièces, il tente de dominer la mort par la technique (les « résurrections » d’acteurs par image de synthèse en sont la preuve) et fait avancer le cinéma vers une même tendance de regard en arrière, prendre ce qu’il y a de bien et atténuer tout le reste. Il y a quelque chose de réactionnaire chez Frankenstein.


Linklater, de même, tente de dominer la mort. Ou du moins de réactualiser la vie. Son film Nouvelle Vague n’est rien d’autre : on remonte le temps jusqu’aux premiers temps d’un nouveau cinéma, d’une nouvelle image si on prend les termes de Gilles Deleuze, et on tente de replacer les pièces selon une même modalité, un même esprit. Ici, c’est la résurrection de Godard, de Belmondo, de Chabrol, de Truffaut, de Seberg ; la résurrection de A bout de Souffle, la résurrection de la Nouvelle Vague dans tout ce qu’elle pouvait représenter d’avancée, de nouveau justement. Mais ce qu’il pouvait y avoir de « nouveau » dans le tournage d’A bout de Souffle, c’est ce qui rend Nouvelle Vague rétrograde : on recrée des conditions de tournage, une équipe réduite, une même ambiance, des acteurs méconnus du grand public, une star qui élève le tout, une même utilisation du noir et blanc… Mais tout cela, qui se veut hommage, n’est qu’imitation plutôt puérile, car tout est passif. Passif, dans la mesure où on ne réinterroge pas ces conditions techniques, dans quelles perspectives elles se placent, comment elles tendent à évoluer, à s’actualiser dans un virtuel prochain. Linklater prend tout cela de manière arbitraire, comme si la Nouvelle Vague allait de soit, était la finalité de son développement artistique. En réalité, interroger la Nouvelle Vague en tant que figure ne l’intéresse pas le moins du monde : ce qu’il veut c’est ressentir ce qu’un Godard aurait ressenti lors d’un tournage similaire : il veut rendre hommage en singeant une époque.

Deux personnes assises dans un bar, dos à un mur dont les parois sont des miroirs. A gauche, une jeune femme blonde à la robe rayée, à droite, un homme avec des lunettes de soleil, en costume et avec une cravatte, cigarette à la bouche, regardant vers le haut.

Et quelle singerie ! Tout n’est que tour de passe-passe, un illusionnisme réinventé et dépouillé de tout ce qu’il pouvait représenter de progressiste : alors que Godard voulait une continuité dans le réel, des conditions de tournage qui ne le trahisse pas, Linklater soumet le réel à la reconstruction d’un passé révolu : il a reconstitué numériquement les pavés de la rue de la scène finale de A bout de Souffle pour plus de cohérence plastique. L’hommage s’arrête donc à l’imitation d’une vie avant sa mort : on recrée une ambiance sans recréer ce qui pouvait la stimuler intellectuellement, on ressuscite des acteurs, des techniciens sans penser leur forme au-delà… en bref, Nouvelle Vague est un Frankenstein qui ne bouge pas, ne respire pas, n’ouvre même pas les yeux : une émanation physique de quelque chose qui ne souhaite exister que dans l’impression visuelle qu’elle donne, c’est-à-dire qui ne trouve satisfaction que parce que les gens la voient, plus que parce qu’elle existe.


En cela le film de Linklater se rapproche davantage de l’album photo que du cinéma. Il soumet son film au seul élément nostalgique qui peut le caractériser aux yeux des spectateurs. La galerie de portraits qui introduisent les différents personnages (voire non-personnages : on se demande ce qu’un Michel Mourlet ou un Jacques Rozier font là sinon être une forme d’arrière plan qui justifie une époque, des apparitions fantomatiques sans consistance autre que celle d’être là sans s’incarner dans un corps précis) est ce qui représente le pire de l’imitation : cela soumet l’image à une mécanique mal huilée de citation, chaque image semblant être pliée par la nécessité de renvoyer à quelque chose de précis en dehors d’elle-même. Alors que l’image godardienne renvoie sans cesse à quelque chose qui la renvoie à elle-même, qui la place dans une dialectique entre elle et l’ailleurs, Linklater prend cette image, la prend en photo dans tous les sens, la place dans son album et l’expose de manière exubérante aux yeux de tous. Prenons cette scène, ce fragment de scène où Godard, dans sa voiture, conduit jusqu’à Cannes pour assister à la projection des 400 Coups. Ce plan dans une voiture qui roule à toute vitesse, l’image fixée sur le paysage vu de la place du mort, puis ce panoramique latéral rapide vers la gauche pour montrer un Godard concentré, déterminé, au volant : chaque paramètre de mise en scène de ce seul plan renvoie à l’idée de Belmondo conduisant vers Paris dans A bout de Souffle. Mais, là où le film de Godard place son image dans une évolution du cinéma en général, Linklater ne fait que citer une idée godardienne, et semble se satisfaire de cette simple citation... Ce qui faisait la force de la séquence avec Belmondo, c’est justement la transgression du cadre, ce regard caméra adressé au spectateur ponctué par ce fameux “allez vous faire foutre”. Nouvelle Vague, ne reprend ces mêmes codes scéniques que pour les citer sans les réfléchir, puisque ça s’arrête là : Godard conduisant, les yeux fixés sur la route. En enlevant la transgression, l'image perd de son sens. Et ce procédé de citation se répète encore et encore dans le film : c’est la force dynamique qui lui permet d’avancer, d’exister. Un paramètre esthétique n’est pour lui que “paramètre”, c’est un pion en plus dans l’échiquier de “l’hommage au cinéma”. Mais à quoi sert cet hommage si le film tourne dans le vide, ne servant qu'à appâter une génération nostalgique d’un phénomène plutôt que de la faire méditer sur ce phénomène et créer leur propre Vague ? A quoi sert ce film sinon à répéter les mêmes choses qu’on a déjà vu sans les comprendre et sans les interroger ? Linklater présente ainsi une image-singe qui a pour conséquence d’annuler tout ce à quoi elle pouvait renvoyer originellement. Il n’imite que pour défigurer une pensée, il ne fait que pour ne pas faire. C’est un dernier coup dans le cercueil de la nouvelle vague. On ne peut que voir ce Frankenstein mort et se demander ce qu’on a pu rater pour en arriver là, dans cette pseudo-nostalgie qui suffit maintenant à faire un film.


Aristão de Souza Barrozo

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